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Jacques Louvain, peut-être

par Dominique Boudou, carnets, extraits, en-cours etc.

11 janvier 2012 3 11 /01 /janvier /2012 15:56

(off)

 

Je prends toujours le tram à l'arrêt New York devant le bureau de tabac. J'aime m'asseoir sur l'un des premiers sièges. Je vois les oreilles du conducteur s'il a les oreilles bien dégagées. Je vois aussi les deux écrans qui lui servent de rétroviseurs. L'étirement de la rame, la bordure du quai avec son mobilier urbain se dévident. Parfois, l'irruption d'un morceau de corps, d'un pan de mur, de la trouée d'un carrefour pourrait me faire sursauter. Mais je suis déjà dans l'image plus large qui défile sur les vitres. A droite et à gauche. Les hangars après Cap Sciences, autrefois des verrues, propres maintenant. Les immeubles ravalés du dix-huitième avec leurs témoignages de vins et de grains. Un mélange s'opère sans que je sache vraiment lequel. Entre décomposition et recomposition. Si le bruit dans la rame n'est pas trop fort, si aucune surcharge n'étouffe le l'espace, ma pensée parvient à sinuer. Je me dis qu'un paysage, c'est ce qu'on décide de voir. Je me dis que le paysage n'existe pas sans la volonté du regard. Je trouve mon propos intelligent pendant quelques secondes puis je le trouve vain. Je ne suis pas un promeneur qui chercherait à extraire une substance des choses vues. Je suis en déplacement, c'est tout. JUsqu'à l'arrêt place Gambetta ou Hôtel de ville. Quand je descendrai, je relèverai le col de mon manteau et j'allumerai une cigarette. Si je descends à l'arrêt place Gambetta j'irai voir les livres chez Mollat. Si je descends à l'arrêt Hôtel de ville, je traverserai la voie le plus vite possible pour éviter de dire non à tous ces gens qui offrent les journaux gratuits. Puis je m'attarderai devant la vitrine d'un vendeur de spiritueux. Je lirai des étiquettes qui sont comme des titres de livres. Celles-ci, par exemple, pour des vins : L'enfant sauvage, Le chemin de Moscou.

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31 décembre 2011 6 31 /12 /décembre /2011 13:43

place Saint-Christoly, 1

La ligne B s'arrête juste à côté, rue Vital-Carles. Un passage, dont l'angle est un théâtre, y conduit. Je suis surpris par la hauteur des arbres qui coiffent la place. Des platanes. Comme dans un bourg provençal mais sans fontaine. Un café a posé là sa terrasse. Il a, sans doute, quelques habitués, des caricatures d'habitués fondues à la longue dans le passe-partout du décor. Il a, surtout, un Chardonnay blanc servi assez largement. Je le bois avec toute la patience dont je suis capable et je regarde les gens, comment ils viennent, comment ils sont droits dans leur corps ou tassés sur leur sac d'os. Je guette une fenêtre, encore une, au bois vermoulu qui tient mal des vitres qu'il faudrait laver. Une femme parfois s'y penche et fume. Ce n'est pas qu'elle soit jolie mais sa fragilité au bord du vide m'émeut. Elle a des gestes désordonnés pour chasser la fumée loin dehors qui me font sourire. Elle ne s'attarde jamais. La fenêtre en se refermant produit comme une espèce de dérapage. J'imagine, à cause de lui, un glissement dans le temps que le porche en face de moi favorise. Pierre noire. Petite allée de pavés avec son treillis d'herbes sèches. Et, au bout, un bâtiment rescapé du dix-septième siècle dont je ne vois que la porte ouvragée. Je pourrais le peupler de fantômes portant l'épée et parlant bas. Mais un minibus électrique tourne au coin. Aucun voyageur. Une autre manière de fantôme, ou un jouet, livré à lui-même jusqu'à l'épuisement de son énergie. Je souris encore. Le paysage est assez incertain pour que je m'y reconnaisse. J'appelle le serveur, un trentenaire au catogan serré, et je lui demande la même chose. La cérémonie du Chardonnay luit plus fort quand le soir tombe.

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30 décembre 2011 5 30 /12 /décembre /2011 16:16

rue Achard, 1


Une fenêtre dans un mur. Haute et seule. Elle donnait sur la chambre d'un veilleur, sur un bureau peut-être, avec une ampoule nue dans les deux cas. Le regard imagine volontiers cette ampoule nue tant le mur lui-même, au fil des ans, a fini de se dépouiller de tout. Je pense invariablement à la solitude, à la solitude en général, quand je croise cette fenêtre aperçue depuis le tram de la ligne B. Les barreaux qui l'enrobent ont l'aspect famélique de l'abandon. Personne n'est venu là ces dernières années. Personne ne viendra jamais plus. L'ampoule nue, si elle existe vraiment, trop lourde des poussières accumulées, ne fera aucun bruit en éclatant sur le sol. Mais je la sens vibrer dans mon corps, peser sur ma respiration. Une ampoule. Une fenêtre dans un mur condamné à l'abattage. La solitude devient autre chose qu'une idée qu'on rumine. Pour peu que la lumière soit basse sur le paysage et qu'une mauvaise pluie vienne la salir, la solitude se prend à mes gestes, à mon souffle, à mon ombre. Je regarde aileurs. Le tram qui se tortille. J'écoute le joyeux babil d'une bande de jeunes filles qui ont acheté des robes et des jupes. Mais je sais que je reviendrai à cette fenêtre, et que je m'y verrai accoudé, un verre ou une cigarette à la main. Je ne serai ni triste ni seul. Je ne désirerai rien. Je ne chercherai rien non plus. Il me suffira de veiller, et de veiller encore, jusqu'au vertige.


place Saint-Seurin, 1

 

Un square avec une vasque sans eau au milieu. Je viens là tous les lundis à seize heures quarante-cinq. Je ne regarde ni la basilique ni l'aire de jeux pour les enfants. Je dédaigne une tombe qu'il me plaît de déclarer mérovingienne. Seule, une petite armoire vitrée vissée au sol m'intéresse. C'est un coin lecture dressé là par les habitants qui aiment les livres. De vieilles reliures au dos perclus, des plus jeunes à peine cousues. En tout, quoi, une cinquantaine d'ouvrages. Du populaire, du régional. Une pincée de livres en club pour les abonnés à des hebdomadaires. Un roman ado dans le fatras. Deux ou trois revues d'occasion. Une main, mais laquelle, arrange un peu le présentoir. Il me plairait que ce fût au petit matin, quand alentour les appartements cossus dorment encore. Il me plairait qu'elle y glissât quelque ouvrage de grande littérature. Un Beckett, un Duras, sauraient m'étonner de leur présence. Mais ce n'est pas cette main-là que j'imagine. J'en vois une autre, furtive ou déterminée, qui ouvre l'armoire comme si c'était une écritoire. Une main qui va lire peut-être et qui écrit déjà. Une main d'étourneau qui a débranché son téléphone ou celle, tavelée, d'une veuve venue là tromper l'attente. Je ne regarde pas les titres alignés. Je regarde la cabane où sont les toilettes. Je vois scintiller le mot "libre" à l'entrée. Je souris. Ma montre me dit que j'ai encore cinq minutes avant mon rendez-vous. Le temps d'une cigarette. Le temps d'un regard circulaire autour de la place, de la basilique et de la tombe absolument mérovingienne. Là aussi, à cette tombe, je reviendrai.


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4 novembre 2011 5 04 /11 /novembre /2011 09:24

Entre blanc et gris petit matin de routine sur les bassins à flots. Bateaux en berne après la nuit. Pavé luisant des halages à venir. Des rêves encore dans les yeux d'une promeneuse en slim. Un camion rouge passe et on dirait une copie pour enfants, presque fébrile. Des ramures bougent. De l'eau ondule contre les piles d'un pont trop assoupi. Je conduis à l'école les six ans de Ruben. Nous parlons d'une tortue à l'abri, de sa lenteur "jusqu'à l'herbe prochaine". De ce que sera ce soir quand papa et maman seront là. Le temps nous enrobe. Maintenant. Ce soir. C'est pareil pour le bonheur du jour. D'autres camions passent. La grue d'un chantier, avec sa cabane ouverte aux vents, remue sa longue carcasse. Je m'en étonne comme Ruben s'en étonne. Des mots viennent sur nos lèvres, avec leur paysage changeant qu'on voudrait prendre dans nos mains. Le gris cède la place au blanc. Le matin sort de sa carapace. Tout va bien.

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2 novembre 2011 3 02 /11 /novembre /2011 18:18

Retenir les heures du côté de la joie en regardant des platanes au-dessus de soi comme un chapiteau, des femmes sur des vélos, des fenêtres où les termites ont élu logis, un vieux porche et un théâtre dit Poquelin et, tout en buvant du vin sec, cultiver le bonheur d'être triste.

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21 septembre 2011 3 21 /09 /septembre /2011 12:53

Lorsque je me suis assis à côté de la lectrice de la ligne B, elle venait de commencer un roman. Sa concentration a aussitôt retenu mon attention. J'ai déjà vu des gens avec un livre dans le tram, mais il s'agissait d'un feuilletage pour distraire le temps. Le téléphone portable aux applications multiples, ce bourreau des plaisirs sans conscience, avait tôt fait d'émettre son rappel à l'ordre.

Je déteste les téléphones portables. Il me plaît de croire que la lectrice de la ligne B n'en a pas. Ou, si elle en a, qu'elle a su résister à sa dictature. Comme, c'est notable, elle a résisté à la dictature du bronzage étale de juillet, des lunettes de soleil piquées dans les cheveux ou, encore, de la quincaillerie bijoutière.

La lectrice de la ligne B n'appartient pas totalement à son époque. Elle a un pied dedans et un autre dehors. Elle est, comme le tram lui-même, une espèce d'intervalle insaisissable. Elle empêche comme lui ce récit de tenir debout. Mon écriture ira donc tantôt couchée par la fatigue tantôt dressée sur ses ergots mal taillés. Elle ne dira aucune histoire en bobine.

Le tram en freinant émet parfois un sifflement qui me fait penser à du vent. Un vent écorché, dont la nappe se déchire par le milieu et laisse entrevoir un autre paysage. Le tram est un bateau sur le sable et des ajoncs fouettent ses flancs. Les hautes façades de la ville, les bordures aux arbustes courbés, les jardins des pas perdus le long de la Garonne ont en s'évanouissant des lenteurs de sortilège. Je pense au livre de la lectrice. L'arrivée des tempêtes de Mercedes Lackey. Je devine à la couverture qu'il s'agit de fantasy anglaise ou américaine. En plusieurs tomes dont les rebondissements, tôt ou tard, finiront par agacer, feront bâiller. Je n'ai pas vu la lectrice de la ligne B bâiller. Elle est prise dans le sortilège des pages comme je suis pris dans celui du paysage évanoui. C'est dans cette comparaison que nous tenons ensemble, dans une durée qui n'a pas de présent.

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19 septembre 2011 1 19 /09 /septembre /2011 11:46

Des gens vont et viennent sur des vélos à panier, évitent pour ne pas tomber le piège des rails. L'été n'endort pas complètement la ville. La pierre blonde des immeubles fermés luit faiblement. Des femmes trottinent ou pédalent. Je les observe en fumant. Mon ticket est déjà prêt dans ma poche. Dans une minute, une sonnerie à l'ancienne tintera. Je n'ai pas l'impatience de cette minute. Il reste quelques bouffées à tirer sur mon mégot, quelque corsage à épier d'une jeune qui va le nez en l'air. Parfois, un mot plus haut que l'autre semble surgir de nulle part. Il ne dit rien de particulier. Il ne vibre d'aucune émotion qui pourrait m'atteindre. Je sais cependant que je me souviendrai de lui quand je descendrai de la rame car il aura fait partie de mon trajet. Je ne cherche pas d'autre explication à sa modeste permanence. Je n'en ai pas besoin.

Je me raconte souvent que le tram est un moyen de transport plus littéraire sue l'autobus. Ce n'est pas une affaire de raison mais d'instinct. Tenu au sol par tout un réseau de lignes droites ou enchevêtrées, le tram se suspend au ciel par le champ magnétique des caténaires. Il est comme un intervalle, une marge peut-être, en mouvement entre deux géographies et constitue, à ce titre, un creuset d'écriture.

La lectrice de la ligne B, Je l'appelle ainsi faute de connaître son nom, en incarne la métaphore. Elle a une trentaine d'années et mesure un mètre soixante-dix. Les proportions de sa silhouette sont harmonieuses mais sans beauté. Son visage, qu'elle n'apprête d'aucun artifice, offre des traits passe-partout. Ses habits, jean aux jambières retroussées et chemisier tout simple, de couleur unie, ne sortent pas de l'ordinaire. De même, le banal élastique qui rassemble ses cheveux châtain n'incite guère à vouloir toucher, caresser, surprendre au travers d'une mèche une oreille un peu chaude.

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18 septembre 2011 7 18 /09 /septembre /2011 21:55

Comme promis, des ébauches ou des chutes, des copeaux. Et là c'est une ébauche vraie, signée Louvain.

Tous les lundis à cinq heures, je rentre chez moi par le tram de la ligne B. Je le prends devant la librairie Mollat dans laquelle j'ai musardé. Je monte toujours devant même s'il n'y a pas de place assise. La cabine du conducteur, dont on peut toucher la vitre comme un mur, transforme l'espace des voyageurs en petit salon de passage. Les rencontres de personnes connues sont moins fréquentes. Je n'aime pas tellement parler dans le tram. Répondre à des propos de circonstance est un pèse-nerfs. Je préfère me laisser aller à des pensées flottantes qui abolissent le paysage des immeubles, des rues, des voitures. La plupart du temps, je ne sais pas sur quoi elles s'appuient et, du coup, mon corps parvient à s'oublier.

L'attente à la station n'est jamais longue. En bas de la rue, la tour de la cathédrale fait le guet comme elle l'a toujours fait. De l'autre côté du quai, les vitrines de la librairie tentent encore mes regards. En ce moment, parmi les livres, toutes sortes de drapeaux marins accompagnés de leur signification. La langue des gens de mer, là, dans ces vitrines de vieux bois qui peuvent évoquer, avec un peu d'imagination, quelque présentoir dans un carré d'officiers...

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30 janvier 2011 7 30 /01 /janvier /2011 09:26

Je n'ai pas fait le fier quand je suis monté dans l'estafette de la police. L'agent m'a dit que j'avais craché sur les marches d'un escalier. Infraction mineure certes mais comportant des dangers potentiels. Un usager de la voie publique peut glisser sur le crachat et se casser une jambe. J'ai reconnu mes torts. J'ai déclaré que je ne recommencerais pas car je tenais à rester un bon citoyen. L'agent a émis un grommellement approbateur et m'a demandé mes papiers. J'ai montré ma carte de fidélité du magasin Célio en m'excusant de n'avoir rien d'autre. Contre toute attente, le visage du policier s'est illuminé d'un large sourire. Il m'a parlé de son voyage à Louvain en Belgique avec sa femme et ses gosses. Un de ses plus beaux souvenirs. Il m'a dit que la cathédrale est de style gothique flambant et que toute la famille a pris des photos. Il ne m'a pas infligé d'amende.

J'ai fini ma promenade par un crochet sur les berges de la Garonne. J'avais la joie au coeur et un nom accepté d'un agent de police. S'il m'avait collé une prune il aurait écrit Jacques Louvain sur son bordereau, lequel document officiel authentifierait mon identité. Louvain n'est pas une ville. Louvain, c'est moi. Il faudra qu'on le sache.  Le plus vite serait le mieux. Mais comment m'y prendre ? Puis-je invoquer le reflux de mes cheveux blancs pour convaincre sans inquiéter ? Mes proches, qui aimaient bien Dominique Boudou, feront semblant d'y croire et me laisseront tranquille. Ma femme consultera son médecin, bien sûr. Elle versera peut-être en cachette le contenu d'une gélule dans mon café du matin mais qu'importe ! Toute pharmacopée est impuissante contre l'inexpugnable désir de Jacques Louvain. Je redoute en revanche les pires difficultés au lycée. Dominique Boudou y passait déjà pour un original ombrageux. Jacques Louvain sera condamné à perpétuité comme fou indécrottable. Le proviseur obtiendra mon renvoi. Les petits boulots et les grandes duduches perclus d'ennui à la lecture de Booz, beaucoup plus tard, dans des réunions d'anciens, auront des rigolades à la régalade.

Toute ma joie ayant fondu, le coeur plus flasque qu'un mollusque, je me suis enfermé dans mon bureau et j'ai cherché des Louvain sur internet. Rien qu'en France, il en est né 147 de 1891 à 1990. Dont 44 entre 1941 et 1965. L'un d'eux a vu le jour en Gironde mais j'ignore en quelle année. Je ne sais pas davantage s'il s'appelle Jacques. Deux Dominique Boudou étant venus au monde à Paris en 1955, je n'aimerais guère qu'une telle situation se reproduise. Je refuse d'entendre causer d'un autre Jacques Louvain que moi. Qu'on se le dise !


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