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Jacques Louvain, peut-être

par Dominique Boudou, carnets, extraits, en-cours etc.

17 juin 2012 7 17 /06 /juin /2012 12:19

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Je me souviens d'avoir tenu la pose entre Sancho Panza et Don Quijote devant la maison natale de Miguel de Cervantes, sur un banc de pierre. Une pluie fine et pénétrante, llovizna, s'apprêtait au-dessus de nos têtes. Le ciel d'Alcalá de Henares était décidément trop lourd. Je ne me souviens pas, en revanche, de la maison de l'écrivain. Oserai-je dire que ces demeures se ressemblent toutes malgré leurs particularités ? Et qu'on s'y ennuie ? Partout d'identiques enfilades de livres sous clé, llave. Un guide, souvent étudiant condamné à des mini jobs, montre avec plus ou moins de lassitude le bureau reconstitué de l'écrivain, la chambre reconstituée de l'écrivain, et la cuisine aussi, où des cuivres soit disant d'époque jettent quelques feux faiblards. Après la visite, manquant cruellement de tabac, j'ai arpenté plusieurs rues en rasant les murs pour acheter ma drogue quotidienne. Je me suis mouillé car je n'avais pas de parapluie. Ce n'est pas que j'en garde une mémoire nette. Le paysage de ces rues espagnoles pourrait être transplanté dans n'importe quel quartier de Bordeaux. Mais, plusieurs années ayant passé, je m'étonne encore de ce que fut ce déplacement de la banalité, qui la rendait étrange, extra˜na. Bien sûr, j'ai dû pour ne pas me perdre repérer des noms sur des plaques, des vitrines de magasins. J'ai cherché, oui, probablement, quelques détails insolites sur des fenêtres ou des balcons. Cependant, je n'obéissais pas seulement à la nécessité de retrouver mon chemin. C'est qu'un paysage, si ordinaire soit-il, recèle toujours son petit mystère du fait même qu'il est ailleurs. Alors, presque à son insu, l'arpenteur des dédales urbains devient vaguement quelqu'un d'autre, mais qui restera dans ce flou, imperméable à toute raison. La raison, je l'ai retrouvée quand, plus trempé qu'une soupe, j'ai dû me réfugier dans une encoignure pour allumer ma première cigarette de la journée alors que midi allait sonner. J'ai tiré une longue, très longue bouffée, j'en ai rejeté loin, très loin l'enivrante fumée et, levant au ciel mes yeux ravis, j'ai aperçu des cigognes, ciguë˜nas, juchées sur les hauts arbres, dans des nids grands comme des berceaux. Il y a des cigognes à Alcalá de Henares. Il n'y en a pas à Bordeaux. Et voilà qui m'étonne davantage. Elles feraient belle figure tout au sommet des platanes de la place Saint-Christoly. Leur vol, si ample, serait photographié par les touristes du monde entier et on imprimerait même des cartes postales. Un esprit plus rationnel que le mien objecterait que si nous n'avons pas de cigognes nous avons en revanche des mouettes, gaviotas, sur les bassins à flot. Une telle remarque ne saurait m'intéresser. Elle manque trop de mouvement. Je préfère imaginer le bal des cigognes entre les deux ville et, pourquoi pas, il y aurait un bébé abandonné dans un de leurs nids.

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2 juin 2012 6 02 /06 /juin /2012 11:46

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A Saint-Pétersbourg, le tram est rouge et blanc. Plus anguleux qu'un parallélépipède. on pourrait le poser comme serre-livres dans une bibliothèque et il serait du voyage avec les mots. Sur l'île de Vasilivskiy Ostrov, bien que le terrain soit plat, il ressemble à une espèce de funiculaire fantomatique. Les rues sont si larges, si peu encombrées que sa disparition passerait inaperçue. La vie, ici, en ce moment, ne se montre pas. La vidéo que je regarde, son coupé, a peut-être été prise un dimanche vers midi, sous le soleil. Je devine quelques promeneurs en polo et lunettes noires. Je distingue un jeune couple avec une poussette. Un bus entièrement bleu mais vide m'étonne. Où sommes-nous vraiment ? Quelle est la destination du tram ? Si j'ignore les rares enseignes en cyrillique sur lesquelles le film s'attarde à dessein, je peux me croire dans tel ou tel tronçon de la rue Achard. Mêmes immeubles austères des années mille neuf cent trente. Mêmes portes d'entrée lépreuses. Mêmes ombres rachitiques embusquées dans les embrasures. Un arrêt sur image bien choisi et l'illusion serait presque parfaite. Il suffirait d'en décalquer les contours et de les transposer n'importe où, n'importe quand. Le but ne serait pas de démontrer je ne sais quelle théorie générale mais de découvrir une découpe identique du paysage, de préférence aux antipodes, pour éprouver l'ivresse de l'incompréhension. Un original persévérant, ayant beaucoup de temps à tuer, pourrait s'y essayer. Il n'aurait même pas à se déplacer. Avec un ordinateur et une organisation méthodique, l'aventure est viable. Internet fourmille de vidéos qui montrent toutes sortes d'espaces dans toutes sortes de lieux habités ou non. Tout original que soit notre quidam, il se satisferait des relevés les plus approchants, qu'ils aurait notés avec une précision quasi atomique sur du papier millimétré. Après les ultimes vérifications d'usage, il se rendrait sur place. Une vingtaine d'heures d'avion pendant lesquelles ses pensées, de conjecture en conjecture, finiraient par s'égarer. Un autre bus entièrement bleu traverse la vidéo. Un homme qui porte un sac attaché à sa ceinture court sur un trottoir. Puis il revient sur ses pas, s'éponge le front d'un revers de main. Est-il de Saint-Pétersbourg ? Est-ce plutôt un touriste perdu ? J'arrête le défilement de l'image et je l'agrandis. Cet homme a des cheveux gris au niveau des tempes. De chaque côté de son nez, une ride dessine un accent sur sa peau. Je reste quelques minutes à observer ce visage que l'âge commence à défaire. J'éteins brusquement l'ordinateur.

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30 mai 2012 3 30 /05 /mai /2012 17:30

On ne le dira jamais assez : la rue, les boutiques, les places et leurs bancs sont d'inépuisables mines pour nourrir n'importe quelle écriture. Il faut garder les yeux en alerte mais aussi ouvrir les oreilles. Les conversations saisies au vol mériteraient une anthologie à crû dont la sincérité, la générosité rendraient bien fade les brèves de comptoir inventées au kilomètre.

Voici l'une de ces conversations que je viens d'entendre à la boulangerie de mon quartier. La serveuse vient d'encaisser un billet de cinq cents euros et, très nature, fait part de son émotion à sa collègue affairée dans la remise :

- C'est la première fois que j'en vois un. Et le mec il en avait d'autres, tu peux me croire. Eh ben ! ça fait mal au ventre !

J'ai souri. Je n'ai moi-même jamais vu, au grand jamais, de billets de cinq cents euros. Puis j'ai pensé à une réplique que j'aurais aimé adresser à la serveuse sous le choc.

- Vous auriez eu mal au ventre si le mec vous en avait donné un, de billet. Vous l'auriez tout de go transformé en gâteaux, en crèmes au chocolat, en tartes multi-fruits, en omelettes norvégiennes ou finlandaises, en poires Belle-Hélène et autres Banana Split qui auraient occasionné à votre estomac tant de hoquets, tant de ballonnements qu'un inconfort durable s'en serait suivi d'une hospitalisation pour hyper glycémie. Croyez-moi, mademoiselle, vous venez d'échapper au pire. Restez pauvre, c'est moins dangereux !

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8 avril 2012 7 08 /04 /avril /2012 16:49

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Il n'y a pas de place Saint-Christoly à Alcalà de Henares mais il y a une place Alcalà de Henares à Talence, toujours sur le trajet de la ligne B qui s'en va jusqu'au centre de Pessac. Coupée en deux par la circulation, cette place est en fait un couloir pour les vents. On ne s'y promène pas. On y musarde encore moins. On attend la prochaine rame sans rien voir. Les terrasses des cafés et des brasseries, les affiches géantes du multiplex qui fourgue du cinéma à consommer rapidement empêchent le regard. La proximité du campus universitaire conduit là toute une jeunesse gourmande de frites américaines et d'effets spéciaux. Comment un paysage saurait-il exister dans un environnement aussi hostile ? Comment le petit espace vert dédié au repos, avec ses arbres qui paraissent venir de nulle part, pourrait-il accéder au statut de jardin, de simple jardin ? Il y a pourtant, un peu en retrait, un immeuble qu'on peut remarquer si on s'en donne la volonté. Un ingénieux parement métallique ajouré de feuilles d'érable en recouvre la façade et c'est un plaisir pour les yeux. Qu'on la regarde de face ou de biais, de près ou de loin, la lumière de jour comme la lumière de nuit y compose des écrins changeants : sous-bois à l'affût dans la pénombre, frondaison frémissante aux soupirs de la brise ou, carrément, tapis volant pour aller tutoyer les étoiles. Au rez-de-chaussée, l'amateur de flibuste écossaise Jean-Pierre Ohl essaie de vendre de la littérature dans la librairie Georges. Aux étages supérieurs, une structure culturelle essaie d'animer la banlieue endormie. Talence est une ville que je traverse désemparé. La place Alcalà de Henares pourrait en constituer le centre. Ce serait possible avec un peu de fantaisie. Ce serait viable avec un peu d'audace. La fantaisie, l'audace, à hauteur d'homme, n'ont plus droit de cité nulle part en matière de paysage ordinaire. Les architectes, les bâtisseurs ont renoncé à la notion de durée. Les fous qui dressaient les cathédrales sentaient, même confusément, que les petits enfants de leurs petits enfants recevraient leur oeuvre en héritage. Les résignés qui dressent aujourd'hui les nouveaux quartiers savent qu'ils ne transmettront rien. Les immeubles crouleront sous les lézardes avant la fin du siècle. L'argent destiné aux espaces verts sauvera les vieux parcs mais délaissera les parcelles mal plantées des coins trop neufs. Les habitants, soumis au transit de la mobilité, ne feront jamais souche dans ce paysage jetable. Emporté par tous les vents.

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4 avril 2012 3 04 /04 /avril /2012 16:22

place Saint-Seurin, 5

 

Un soleil trop généreux pour la saison dénude déjà les épaules des jeunes filles, fait courir un chien sur la pelouse, après une balle ou un rayon. Les bourgeons de mars ont pris de l'avance dès la fin de janvier. Le petit peuple des insectes aussi, qui trottine dans les fissures du bois et de la terre. Je laisse aller mes pensées au hasard de leur marche improbable. Je ne sais ni ce qu'elles sont ni ce qu'elles font. Le paysage s'abolit lentement de lui-même. J'entends à peine la rumeur des voitures qui ceinture la place. Comment le temps passe-t-il en ce moment où je m'oublie ? Que va-t-il déposer, que je ne verrai pas, sur le banc qui m'accueille ? Je regarde sans m'en apercevoir mon mantea&u que j'ai ôté. Il est peut-être, comme les livres dans l'armoire vitrée, une offrande aux gens de passage. Empruntez-le un jour, deux jours, mais ne manquez pas de le rapporter. Et, si vous aimez la lecture, pensez à ce que ses poches peuvent contenir de mots. Des manteaux et des livres pour traverser les saisons. De place en place. De station de tram en station de tram. Le réseau magnifique que cela ferait... Le chien amateur de balles et de rayons se campe devant moi en frétillant. Gratte le sol, met sa patte sur mon genou. Je reviens enfin au monde. L'église. Le square avec ses balançoires et son toboggan. La statue du général qui me tourne le dos. De Monsabert. Je commence à imaginer une galerie de portraits dans un château. Cliquetis de médailles sur des poitrines bombées. Pour un peu, des boulets de canon puis des obus se mettraient à pleuvoir. Mais le chien lance un aboiement. La pression de sa patte s'accroît sur mon genou. Il aura deviné que j'ai un rendez-vous. Que je risque d'être en retard à trop vagabonder. Je me lève. Je le caresse entre les oreilles. Mais il aboie encore. Ah ! oui, mon manteau. Merci, le chien.

 


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14 mars 2012 3 14 /03 /mars /2012 16:51

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Un mur sale après la boucle des écluses. Le tram avance au pas. Je lis ces mots tracés au pinceau avec un fond de peinture noire : FUTURE IS A JOKE. Je pense à ce qui reste de l'usine derrière le mur. Métal rouillé. Parpaings lépreux. Gangrène des ronciers drogués aux hydrocarbures. Terrain d'aventures, peut-être, pour adolescents téméraires. Je regarde autour de moi les voyageurs. Que se disent-ils en lisant ces quatre mots ? Que vont s'imaginer les plus âgés d'entre eux, dont la vie désormais loge dans un petit paquet de souvenirs ? Le crépitement d'un coq à l'intérieur d'un téléphone portable, suivi de quelques onomatopées bougonnes, me fait sourire. Le présent aussi est une plaisanterie, là, dans ce mauvais bruit de basse-cour. Un comique de situation plutôt qu'un comique d'état. Pourquoi le futur serait-il en soi une plaisanterie ? Ou alors, pourquoi le serait-il plus que n'importe quelle autre chose ? Le tram passe maintenant devant le chantier du pont Lucien-Faure. Les travaux avancent de plus en plus vite. Des engins mécaniques partout, des bobines de câbles aussi, des buses de petit diamètre et de grand diamètre, des barrières en tous genres incapables de circonscrire un espace qui empiète sur celui de Cap-Sciences. La façade du Nautilus en deviendrait presque touchante dans sa fragilité. Comment résistera-t-elle à l'avalanche du béton et de l'acier, aux trépanations du sous-sol ? D'autant que l'autre chantier, moins difficile à réaliser, progresse encore plus rapidement. L'immeuble qui abritera le siège social d'une entreprise d'envergure internationale est déjà vitré. De l'agencement intérieur, personne ne verra rien. Personne ne saura rien du passage des gaines électriques, des conduits entre les cloisons, des fibres optiques pour les télécommunications. Comme s'il y avait un secret à sauvegarder. C'est alors qu'apparaît dans mon champ de vision la flèche de l'église Saint-Michel. Je la regarde en pensant aux mots qui disent que le futur est une plaisanterie. Je souris de nouveau. J'imagine la charpente de l'édifice. Un jour, avec mille précautions, il faudra en remettre à nu le bois, y injecter un répulsif contre termites et capricornes. Stupéfait, un ouvrier lira sur un linteau, en latin : le futur est une plaisanterie. Je ne souris plus. J'ai tout soudain mille ans.

rue rodrigues-Pereire, 3

Le paysage est une volonté. Il faut, dans cette rue quelconque, passer et repasser un regard aiguisé. Dresser, pourquoi pas, des inventaires. Morceaux d'objets en bois ou en métal découverts sur la chaussée. Variétés d'ivraies au pied des murs. Petits papiers perdus qui disent à bas bruit la vie des habitants : listes de courses griffonnées sur des post-it, prospectus d'artisans et de prestataires de services à la personne, tickets de caisse. Evidemment, comme toujours, l'imagination emboîte le pas à la volonté. L'un de ces petits papiers pourrait être une carte de visite tombée d'un livre. Un roman à l'eau de rose aussitôt naît. Rencontrer la titulaire de la carte, jolie et intelligente, la séduire, lui faire accepter un rendez-vous autour d'un café, en après-midi pour commencer et... obéir au rappel à la réalité d'un automobiliste qui klaxonne : rêvasser au milieu de la rue comporte bien des dangers.

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3 mars 2012 6 03 /03 /mars /2012 12:59

place Saint-Seurin, 4

 

Une mère et sa fille de quinze ans sur un banc. Le temps est doux, propice à toutes sortes de vagabondages. La mère lit Jane Eyre à haute voix. La fille fait la moue, trépigne dans ses baskets, regarde par-dessus son épaule des jeunes sur un autre banc plus loin. J'observe ce délicieux manège d'une mère avec sa fille en tirant de larges bouffées sur ma cigarette. Un écran de fumée pour ne pas être remarqué. La fille, notamment, me soupçonne de m'intéresser à son désarroi. Son regard est noir quand il croise le mien. J'ai envie de rire. Je feins de suivre le flux de la circulation autour de la place. Je m'attarde sur quelque voussure ébréchée de l'église. Cependant que la mère continue à lire des pages et des pages. En souriant. Je ne me souviens pas que Jane Eyre soit un roman qui prête à la légèreté. Je me dis que la mère prend du plaisir à enquiquiner sa fille. Les jeunes sur le banc plus loin ont l'air de s'amuser. Ils boivent de la bière, fument du tabac roulé. Parfois, leurs bras décrivent des gestes plus grands qu'eux, ponctués par des rigolades à n'en plus finir. La fille de quinze ans, obligée d'accompagner la lecture d'un grommellement, voire d'un mot tout entier, rumine ses malheurs. Elle n'en voit pas l'issue. Si au moins il pleuvait ! Mais le ciel est d'un bleu comme on n'a pas idée, insupportable. Et si le ciel lui-même devient insupportable, plus rien ne vaut d'être vécu. Je prends soudain l'adolescente en pitié. J'imagine les diversions qui pourraient interrompre le supplice. Un fort abat d'eat et de grêle, cisaillé par une tempête. Un carambolage entre plusieurs voitures : imprécations, claquements de portières et klaxons rageurs. Arrivée d'un car de police. Ou, plus improbable, passage parmi nous d'une troupe de clowns avec trompettes et serpentins. Je me lève en soupirant moi aussi. Encore une fille qui n'aimera jamais lire !

 

place Saint-Christoly, 3

 

J'imagine l'existence d'une place Saint-Christoly à Alcalà de Henares en Espagne. La tentation est forte d'y planter quelques arbres dont les racines soulèvent par endroits les pavés. S'en suivraient automatiquement des arcades sous lesquelles toutes sortes de commerces vendraient toutes sortes de produits locaux : jabugo, chorizo, olives baignant dans la saumure et, comme partout en Espagne, les boutiques obscures des souvenirs à l'attention des touristes parqués sur les terrasses. Vers huit heures du soir, au moment du paseo assaisonné de tapas trop huileuses, la place retentirait de criailleries, de sous musique andalouse, et les gosses du quartier, affamés de graines de tournesol, ajouteraient leurs vociférations. La pauvreté de mon imagination pourrait tout aussi bien camper un décor de semi banlieue avec un rond-point si artificiel qu'il en serait risible. Et il y aurait des travaux. Ici une banque. Là un vendeur de téléphonie mobile. Du bruit encore. De la poussière. Insupportable sous les chaleurs d'été comme sous les trombes de pluie. La vie, pourtant, parviendrait à résister. Les habitants descendraient de chez eux des chaises pliantes et des glacières. Ils oublieraient que les architectes qui ont réaménagé la place ont refusé d'y installer des bancs en accord avec les autorités municipales. Un peu plus loin, des groupes d'adolescents écouteraient de la musique qui n'aurait rien d'andalou. Je finis mon verre de Chardonnay blanc, je souris au serveur dont le catogan accuse une indéniable fatigue et je rentre chez moi. Je ne sais pas comment mes pensées floues m'ont mené jusqu'à Alcalà de Henares. Aurais-je entendu sans m'en apercevoir des gens parler en espagnol ? Ai-je trouvé si quelconque la place Saint-Christoly que, le vin aidant, j'aie voulu la transporter ailleurs ? Serait-ce le même désir qui me conduit maintenant à la regarder sur Google earth, en street view ? Je ne me suis jamais autant approché du bistrot que je viens de quitter. Je vois les tables à l'intérieur, une partie du comptoir. Je lis sur l'ardoise géante où s'écrit le menu au jour le jour qu'on peut commander une salade paysanne. Mais il n'y a personne pour en manger. Le café est fermé. Cette image du satellite a été prise un dimanche. La place est pareillement vide. Seul, un couple monte la rue du Temple. Cependant que deux ménagères de cinquante ans bavardent à l'angle du théâtre Molière. Des voisines, sans doute, qui s'apprécient assez pour parler comme ça, un dimanche. J'éteins Google earth. Je ne sais plus, tout à coup, où se trouve le paysage. Je ne sais plus ce qu'il dit, ce qu'il cache. Et je deviens moi-même une question.

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12 février 2012 7 12 /02 /février /2012 14:06

rue Vital-Carles, 3

 

Il est sept heures et demie du soir. Je viens de boire un verre place Gambetta, sur une terrasse venteuse. J'ai regardé les gens, leur façon de marcher avec le froid qui tombait. Je me suis demandé comment certains faisaient pour téléphoner en marchant, comment ils entendaient ce qu'on leur disait dans le martèlement des pas, la rumeur automobile et l'absence d'intimité. Maintenant j'attends le tram en face de chez Mollat. La librairie ferme. Les employés baissent des rideaux métalliques, donnent des tours de clé. Une image grand format de Bourdieu me contemple. Elle sourit. Elle est bienveillante. Alors j'ai le sentiment d'être aussi quelqu'un de bienveillant. Un dialogue pourrait se nouer entre l'image et moi mais le tram arrive. J'observe sa montée lente. Je ne vois pas la cathédrale derrière lui. Le froid peut-être, contribue à cette dissociation du paysage. Je trouve une place près de deux jeunes filles qui parlent de restauration rapide et je ferme les yeux. Mon corps glisse comme le tram sur le cours de l'Intendance mais mon esprit reste rue Vital-Carles. Des gens ont crié ou ri très fort. Je ne sais plus trop. Je m'en suis rapidement détourné car un couple a retenu mon attention. La femme, une Asiatique, allait sur le trottoir comme à la parade militaire, le corps cambré. L'homme, qui la tenait par la taille, ne semblait pas s'en apercevoir. L'habitude, déjà, qui sait. Ou une opération que cette femme aurait subie, à cause de faiblesses chroniques dans la colonne vertébrale. Je reporte mon attention sur la conversation des jeunes filles. Le mot "rotation" revient souvent. Je mets du temps à comprendre qu'il concerne les denrées périssables dans les supermarchés. Exemple à l'appui, l'une des jeunes filles se souvient d'un pâté dont la date était encore bonne mais qu'il était tout moisi. C'est pour ça que la rotation est très importante, l'objet d'une vigilance de chaque instant. Je suis soulagé quand la conversation s'arrête. Je me demande jusqu'à quel point je peux être bienveillant.

 

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" T'as déjà couché avec les rats ? " " T'as déjà couché avec les rats ? " " Moi j'ai couché avec les rats. " La voix est à peine plus forte que les autres mais je l'entends comme si elle criait. Certains voyageurs se retournent pour mettre un visage dessus. Un visage d'homme puisque c'est la voix d'un homme, à la peau huileuse comme son timbre est huileux. Je regarde le défilé des hangars par la vitre. J'entrevois dans une échancrure un morceau de Garonne, quelques passants devant, quelques arbres penchés sur l'autre rive. Je me concentre sur ces sous-ensembles du paysage avec le désir d'oublier la voix de l'homme aux rats. J'invente un nom aux arbres, un détail aux silhouettes. J'imagine le glissement d'un bateau. Les sous-ensembles du paysage sont évidemment poreux. Ils finissent par le déborder et je ne vois plus que des taches grises, des taches vertes, des taches marron sans lisière sûre. Bordeaux n'est plus une ville mais un tableau constitué de taches qui bougent. Si le tram roulait à cent à l'heure, elles s'étireraient en un ruban de plus en plus étroit, de couleur uniforme sans savoir laquelle prendrait le pas sur les autres, et, la vitesse grandissant encore, seul un trait serait visible. Je pense au livre de Nuno Jùdice retrouvé par hasard dans ma bibliothèque. " La mélancolie enseigne que le trait définit tout, depuis l'émotion du visage jusqu'à la montagne au soleil couchant ", écrit-il. Dans quel état d'âme me trouverais-je si le trait lui-même venait à disparaître, abolissant d'un coup visage et paysage ? La sonnerie rageuse du tram, un individu vient de traverser dangereusement la voie, interrompt ma dérive. Je ne me souviens pas d'être passé sur l'écluse des bassins à flot. Mes yeux lourds de fatigue tiennent mal dans leur orbite. Je prépare mes jambes à descendre à l'arrêt suivant. New York. Le pont d'Aquitaine en ligne de mire. Et sa rumeur devinée. Les bruits aussi sont des traits.

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25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 14:53

rue Rodrigues-Péreire, 1

 

Immeubles et maisons dont j'imagine, côté jardin, la profondeur close par des hauts murs. Là, peut-être, une terrasse coiffée d'indienne à rayures bleues, avec des lampes anti-moustiques pour les soirs d'été. Quelques chaises longues destinées au repos ou à l'ennui. Mon pas devient nonchalent. Je suis en avance à mon rendez-vous. Je m'nefonce davantage dans la rue. Les maisons sont moins hautes, la pierre moins noble. De simples noms sous des sonnettes, souvent illisibles, annoncent des logis ordinaires. Mon imagination se met à leur mesure. Les jardins, ici, ne prédisposent pas à l'ennui raffiné des oisifs. On verra, sous un abri ouvert, des outils et des pots de peinture, quelques vieux jouets répudiés. Je continue encore à marcher car je suis vraiment en avance à mon rendez-vous. J'évite des poubelles dont le trop plein s'est répandu sur le trottoir. Je veille à ne pas mouiller mes chaussures dans le caniveau. Et je tombe en arrêt devant un mur couvert de glycine, dressé comme un décor de théâtre. L'image d'une peinture bien léchée s'impose à moi. Des feuilles trop dessinées, le report des ombres trop décalqué puisque, évidemment, un fort soleil inonde le tableau. Ne reste plus qu'à inventer un cadre de faux bois et sa place dans la salle de séjour, parmi les dentelles de grand-mère achetées en vrac et les photos d'un voyage au bord de la mer.

 

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Le matin à sept heures moins le quart, le paysage, comme les hommes, n'a pas fini sa nuit. Les rails du tram ont des lueurs encore sourdes. Les pavés entre eux pourraient s'affaisser sans qu'on s'en étonne. Les panneaux lumineux, qui annoncent sur le quai le passage de la prochaine rame, affichent des lettres incertaines, brouillent l'alphabet des heures. Seule une voix de femme pré enregistrée conserve sa fraîcheur en distillant ses conseils aux voyageurs. Validation des tickets et des cartes. Interdiction des vélos en période d'affluence. Incitation à la politesse élémentaire quand un handicapé monte à bord. Je fais les cent pas. Je jette un oeil à l'intérieur du bureau de tabac qui fait aussi bar et dépôt de presse. Des cafés fument sur des tables écrasées par l'éclairage trop vif. Une chaîne d'info permanente matraque déjà les oreilles. On vient là pour se réveiller. Il faut de la lumière, du bruit. Je continue à faire les cent pas et je relève mon col même si la température est douce. Je reconnais une habituée de la ligne B. Je lui adresse ou non un signe de tête. Il me plaît d'imaginer qu'elle travaille dans une boulangerie, qu'elle va vendre des croissants chauds à des gens qui eux aussi sont en train de se réveiller. L'arrivée du tram ne me distrait pas de ce que j'aime échafauder. L'ancienne raffinerie de sucre, les vivres de la marine et ceux de l'art près d'une casemate allemande, les bassins à flot composent dans mon esprit un film lent mais sans personnages. Leur moment viendra plus tard, quand le jour sera vraiment debout, et ils n'auront pas besoin de moi, pour exister.

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16 janvier 2012 1 16 /01 /janvier /2012 12:52

rue Vital-Carles, 1

 

Pour moi, la rue Vital-Carles, c'est Mollat. Plus qu'une librairie. Un rituel. Les livres d'art d'abord. Invariablement, le nom à consonnance polonaise ou russe d'un historien de l'art me fait penser à une jeune dame brune que j'aimai trop et qui ne m'aima pas assez. Je passe mon chemin. Je lis d'autres noms, de grands et de petits maîtres, sur des couvertures qu'il m'arrive de toucher, de caresser même. Je m'enfonce un peu plus dans le labyrinthe de cette librairie qui fut, qui est peut-être encore, la première de France. Histoire. Géographie. Sociologie. Voyages. Dictionnaires de langues. Je feuillette ici ou là. Parfois, je tente une incursion du côté des livres pour enfants. Il n'y en avait pas autant dans les années cinquante-soixante. Toutes ces couleurs, là, sous mes yeux, pourraient m'étourdir de mauvaises comparaisons. Puis j'entre  dans la librairie historique avec son vieux bois. Je dédaigne les humanités grecques et latines car je n'y connais rien mais je m'arrête longtemps au rayon poésie. J'ouvre quelques volumes. Je butine des vers ou des mots seuls, des sons, des couleurs, et même les blancs dans les pages me disent quelque chose. Après, je pénètre dans l'immense forêt des romans, sur les tables et dans les rayons. Un regard à l'éditeur à l'étoile bleue, un autre à l'éditeur aux trois italiques. Le rituel n'est pas fini. J'arpente en quelques pas tous les continents de la littérature. Quelques-uns seulement me sont familiers. Tout en demeurant étranges. Souvent, une espèce de tristesse me prend. J'ai beau prêter l'oreille aux voix inconnues, je sais que je ne les entendrai pas toutes. Alors je vais voir les livres de poche. Je ne dédaigne aucun genre. Quelques héros de polars historiques me retiennent un moment. Où en sont-ils au dixième tome de leurs aventures ? Eprouvent-ils un commencement de lassitude, l'âge venant ? Eternelles questions des hommes que la conscience taraude. Foret sans fin qui accompagne mes pas vers l'espa ce où sont les livres de philosophie. Défricher puis déchiffrer. Aurai-je assez du reste de mes jours ?

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