Ma première journée en tant que Jacques Louvain touche à sa fin. Mon cerveau tourne à plein régime. Il tisse avec les autres parties de mon corps des connexions dont je sens dans ma chair le travail en profondeur. J'ai moins mal aux genoux et au dos. Mes réflexes sont plus rapides. Je les ai mis à l'épreuve en capturant des mouches. Sur dix essais je n'ai échoué que deux fois. Une telle célérité, pour peu que je l'améliore, me donne des idées. Je pourrais me mettre à l'escrime par exemple. Sans prétendre au podium olympique, une pratique assidue de l'épée m'apporterait bien des joies. D'autant que cette accélération de la vitesse s'accompagne d'une dextérité accrue. Plus rapide, plus adroit, j'imagine l'avenir comme un carrefour aux embranchements multiples.
Cependant, je devine les embûches qui se dresseront sur mon chemin. Au petit déjeuner, ma femme m'a regardé bizarrement. La même chose s'est produite quand je suis allé chercher le pain. La boulangère m'a demandé si j'allais bien. Une première. De retour à la maison, j'ai prétexté une légère indisposition et je me suis couché pour réfléchir.
Dominique Boudou est mort mais sa mémoire reste vivante. Finira-t-elle par céder la place à celle de Jacques Louvain ? Cet effacement progressif de la mémoire de Dominique Boudou serait le mieux qu'il puisse m'arriver. J'envisage assez mal une cohabitation des deux mémoires. Même si je m'entraîne à les séparer par des cloisons étanches, je me dis qu'il y aura des fuites. Si je ne les colmate pas, elles deviendront plus nombreuses, plus abondantes. A peine né dans la réalité, Jacques Louvain aura de gros soucis de cohérence.
D'autant qu'un problème majeur se pose déjà. J'occupe la maison de Dominique Boudou, ses meubles, ses bibliothèques, ses tableaux aux murs. Je bois le café dans son bol et je coupe la pain avec son couteau. Plus grave encore, je couche avec sa femme. Elle discernera dans notre rapport intime des variations qui ne manqueront pas de l'alerter. Elle me pressera de questions auxquelles je ne saurai pas longtemps me soustraire.
Pourrai-je lui dire que je ne suis plus Dominique Boudou mais Jacques Louvain ? Ne risque-t-elle pas de croire que je suis devenu fou ?
Hum ! Pour le moment, le mieux est que je continue à capturer des mouches. Dominique Boudou les gobait en ses heures de prostration. Jacques Louvain, grisé par une énergie encore vierge, les attrape. C'est un vrai progrès, non ?