Vingt kilomètres en cinq heures, sous un soleil si gros que j'ai cru qu'il allait éclater, voilà une épreuve difficile pour Jacques Louvain. Karlo conduisait son motoculteur comme un quad, au grand plaisir de Zorra mi-chat mi-rat, et le paysage valdinguait dans tous les sens. Vu au travers d'une casquette à visière bleue, il déversait partout en moi des ondes bleues, des cascades bleues, des avalanches bleues. Le ciel, haché menu par les embardées de l'engin, n'était que balafres ton sur ton où, dans les écarts du bleu, les nuages saignaient un mauvais blanc.
Mon corps était tout pareil passé à la moulinette de la vitesse. L'estomac à la place du coeur et inversement. Aussi ai-je été soulagé quand j'ai aperçu les panneaux publicitaires annonçant la proximité de Cordon jaune. La brochure que Théus m'avait montrée était rédigée en anglais et en espagnol, mais là, une multitude de langues vantaient les mérites exceptionnels de la ville nouvelle.
Cordon jaune, profitez de votre nouvelle vie
Yellow cordon, enjoy your new life
Cordon amarillo, disfruta tu nueva vida
Gelbe Schnur, haben Ihr neues Leben gern Sie
Cordao amarelo, como sua vida nova
Cordone giallo, amate la vostra nuova vita
J'ai demandé à Karlo de s'arrêter. Je voulais me pénétrer des signes russes, japonais, arabes, finnois, hébreux, j'en passe. J'ai relevé la visière de ma casquette pour les voir dans leur vraie couleur, noir sur fond jaune. J'ai essayé d'imaginer l'effet que ça me ferait de lire le nom de Jacques Louvain en cyrillique. Karlo commençait à s'impatienter sur le motoculteur. Zorra, sans cesse entre mes jambes, m'a déconcentré. Et c'est l'image d'un sèche-cheveux avec sa notice dépliable à l'infini qui s'est imprimée dans mon esprit.
Quand j'ai repris ma place sur le motoculteur, j'étais si perturbé que Karlo s'est inquiété. Je lui ai dit ce qui m'arrivait et il a ri. Vous êtes un original, a-t-il plaisanté, il n'en manque pas à Cordon jaune, vous verrez. Puis il s'est mis à bidouiller un discours moitié psychologique moitié philosophique. Selon lui, si j'avais vu un sèche-cheveux c'est que je me prenais pour un instrument. Jacques Louvain refusait catégoriquement d'être un instrument. Jacques Louvain sera à Cordon jaune une identité libre, indépendante, constructrice. La preuve ? La voilà ! J'ai arraché la visière de la casquette, j'ai regardé Karlo droit dans les yeux, si intensément qu'il s'est arrêté de rire, et j'ai dit : Le bleu n'existe pas.
Pendant le reste du trajet, alors que mes neurones s'ingéniaient à dissoudre l'image du sèche-cheveux, la phrase a trotté dans ma tête comme une bande passante. Le bleu n'existe pas. Le bleu n'existe pas. Je le dirai à Théus. Je sais qu'elle sera d'accord avec moi.