Je n'ai rien écrit sur mon carnet blanc. Les mots qui se forment dans ma tête ne tiennent pas. Ils sont trop troués pour tenir. Ils ressemblent en cela au paysage de Cordon jaune qui pourrait d'un moment à l'autre basculer dans le vide et y entraîner corps et âme Jacques Louvain. Théus me regarde avec des yeux effarés quand je lui raconte mes appréhensions. Elle me reproche de manquer de volonté. Le mode d'emploi de Cordon jaune est simple, dit-elle, il n'y a qu'à se laisser couler. Je ne sais pas. Je bredouille cette phrase comme la bredouillait Dominique Boudou. Je regarde par la baie vitrée la ville en contrebas et j'essaie de me convaincre de sa réalité.
Puis je m'abrutis des heures et des heures devant la télévision. Les programmes ont été spécialement étudiés pour garantir la sérénité des habitants. Les documentaires animaliers foisonnent. Ils ne comportent aucune scène de violence. Les lions pactisent avec les gazelles, les aigles royaux empêchent les brebis égarées de tomber dans les ravins et les serpents, même les serpents, contemplent avec des yeux humides les sarabandes des musaraignes.
Ce petit monde idéal me plonge dans un sommeil sans rêve et mon corps se vide comme un ballon de foire. Des images me traversent mais n'ont pas plus de consistance que mes mots. Comment écrire dans ces conditions ? Théus, qui a réponse à tout, me dit que nous devons faire plus souvent l'amour. La mécanique des corps réactivera la mécanique de l'écriture et il y aura de nouveau une belle énergie dans mon sang indolent.
Jean Galfione est d'accord avec Théus. Quand j'ai fait mon premier saut, deux mètres cinquante, il m'a dit que je manquais de jarret. Rien de tel que l'amour pour le muscler, a-t-il ajouté en rigolant. Puis, à voix basse, il m'a parlé de Johnsona la Japonaise aux cheveux blancs. Il y aura bientôt une grande fête à Cordon jaune et il s'arrangera pour que je la rencontre. Alors moi aussi j'ai rigolé. Jean Galfione est un farceur. De toute façon, je n'irai pas à cette fête. J'ai repéré une trouée dans la végétation sur la ceinture jaune. Personne ne s'en approche jamais car personne ne la voit. Elle appartient peut-être à une réalité qui n'est destinée qu'à moi, Jacques Louvain. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je bredouille encore, comme si toute vie n'était qu'une hésitation, inachevée, forcément.