3 septembre 2012
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Souvent, quand je me promène dans la ville, j'échafaude pour te sauver une histoire saugrenue. Toujours la
même. Un jour, nous décidons de changer d'identité puis de disparaître. Rien qu'en France, des milliers de personnes font ça tous les ans. On imagine aisément que le même phénomène se produit
dans les autres pays. Le total des disparitions volontaires s'élève alors à plusieurs centaines de milliers, voire quelques millions. Une telle décision doit s'organiser avec le plus grand soin.
Le quidam imprudent qui se contenterait d'ajourner sine die le retour d'un voyage d'agrément courrait à l'échec. Surtout s'il a mal préparé son changement d'identité. Je ne veux pas que nous
fassions fausse route. Avant de passer à l'action, il est donc nécessaire de hiérarchiser les priorités.
La première de ces priorités, c'est le changement de nom. J'en ai essayé plusieurs et je les ai portés
pendant plusieurs jours pour voir lequel me conviendrait le mieux. J'ai jeté mon dévolu sur Jacques Louvain. Rien en lui qui pèse. Aucune fricative n'en ternit l'énonciation. Et puis c'est le nom
d'une ville aussi, en Belgique. Je n'y suis jamais allé mais j'ai vu des photos. Il y avait des gens dessus, qui avaient l'air heureux. Porter le nom d'une ville où les gens sont heureux, c'est
bon signe. Encore faudra-t-il qu'il te plaise. Mais je veux voir s'il tient sur la durée avant de te le soumettre. Un nom, c'est un peu comme un habit. On met parfois des semaines avant de
s'apercevoir qu'il nous gêne aux entournures.
3 septembre 2012
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Mais quand le pire a-t-il commencé ? A quelle origine s'est-il nourri ? Tu m'as souvent dit qu'il y a eu de
nombreux suicides dans ta famille. Après avoir calfeutré les embrasures de ta cuisine, ton grand-père a ouvert le gaz. L'un de tes oncles s'est jeté dans une rivière et on l'a retrouvé avec un
poisson dans la bouche. Un autre s'est pendu à la poutre d'un hangar. Il n'avait pas cinquante ans. Les trois morts avaient mené une vie retirée, rabougrie même, dans des maisons de village qui
suintaient la tristesse. Rien à voir avec toi de prime abord. Tu es une citadine. Tu as des amis et des occupations multiples. Il faudrait creuser plus profond, effectuer un vrai travail de taupe
dans le marécage familial. Au risque de te perdre pour de bon. Je ne veux pas te perdre. J'aime encore te voir aller et venir dans la maison. J'aime encore t'entendre parler. Te voir et
t'entendre. Nous voir et nous entendre, tout simplement. Malgré ma peur.
2 septembre 2012
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18:23
Il y a cependant dans chacune de tes fibres une énergie qui me subjugue. Je ne crois pas que seule ta volonté
y préside. Tu l'avais déjà quand tu es née. L'expliquer par l'héritage génétique serait également trop facile. Je préfère imaginer que cette énergie puise sa source dans l'expérience de la mort
que tu as faite alors que tu n'avais qu'une semaine de vie. A la fin des années cinquante, une coqueluche pouvait encore expédier ad patres le plus robuste des bébés. Or, robuste, tu ne l'étais
guère. Quelque chose en toi a lutté pendant plus de quinze jours et tu as fini par t'en sortir. Ce quelque chose qui a lutté, on ne peut pas savoir sa nature. Existe-t-il un désir de vivre quand
on n'a qu'une semaine ? Faut-il plutôt s'en remettre à la nébuleuse du hasard ? A l'hypothétique loi de la nécessité qui ferait que tout organisme s'emploie à son développement dès qu'il naît ?
Je ne sais pas. En revanche, puisque tu me l'as maintes fois répété, je sais que ta mère a veillé tes fièvres jour et nuit. Pour le meilleur et pour le pire. Surtout pour le pire.
1 septembre 2012
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10:03
Tu ne savais pas que tu étais déjà malade quand tu es tombée malade. Les indicateurs manquaient sans doute de
fiabilité. Ton corps tenait encore bien la foulée des jours. La mémoire des coups durs que tu as encaissés pendant ton adolescence restait dans ses tuyaux. Tu mangeais le jour. Tu dormais la
nuit. La vie marchait d'un pas presque tranquille et nous en tirions quelques satisfactions. Nous prenions à l'occasion un train ou un avion pour une destination que nous avions mûrement choisie.
Les îles, à condition qu'elles ne soient pas trop vastes, avaient ta préférence. Tu aimais en faire le tour au volant d'une voiture de location. Ta curiosité suscitait partout le paysage. Un brin
d'herbe un peu biscornu devenait en un clin d'oeil une forêt magique. Et j'applaudissais à tes trouvailles. Le rire nous saisissait alors de la tête aux pieds, désarticulait nos silhouettes
fragiles. Parfois, à notre retour à l'hôtel, malgré nos gestes maladroits qui peinaient à s'emboîter, il nous arrivait de faire l'amour.
Cette époque me semble lointaine. J'en garde des souvenirs très nets, que je peux raviver en feuilletant nos
albums de photos, mais le sentiment d'un irrattrapable éloignement ne me quitte pas. Peut-être parce que pareils voyages nous sont désormais interdits. Tu ne résisterais pas à la poussée d'un
avion au décollage. Un trajet en train te briserait au bout d'une heure. Et tu aurais froid. Je suis sidéré par la façon dont le froid te prend. Si tu es assise, tu ne peux plus bouger, ni même
trembler. Si tu es debout, le froid exerce sur ton dos une force puissante en même temps qu'il te cueille à l'estomac. Je t'allonge alors de toute urgence. Je pose sur toi un plaid en polaire
avec mille délicatesses. Je me dépêche de faire chauffer de l'eau dans laquelle je verserai du lait en poudre et trois pastilles de sucre synthétique.
31 août 2012
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Comme tout le monde, je suis venu au grand troupeau par hasard. Sans histoire d'amour en toile de fond. Une
copulation dans une chambre d'hôtel et c'est tout. Mon géniteur a pris aussitôt la poudre d'escampette et ma génitrice a dû prendre les eaux car elle peinait à s'en remettre. On dit que les
premiers pas dans la vie marquent à tout jamais d'un fil invisible le moindre des destins. J'en doute. Même si j'étais plus rêveur que la moyenne, mon enfance a grandi sans à-coups. J'ai certes
connu ensuite quelques turbulences mais je n'ai pas raté pour autant mon entrée dans l'âge adulte. J'ai connu ma première femme. J'ai réussi l'examen du permis de conduire. J'ai même trouvé un
travail qui m'a permis de vivre correctement. Une vie correcte. Je n'ai jamais cherché à obtenir davantage.
Toutes les lumières sont allumées dans la maison. Tu n'éteins jamais quand tu t'en vas. Je m'allonge sur le
canapé et j'ouvre une revue à la page des mots croisés. Je marque quelques s sur la grille puis je m'endors. Je passe beaucoup de temps à dormir depuis que tu es tombée malade. D'aucuns diront
qu'il s'agit là d'une perte sèche, voire d'une fuite s'ils donnent dans le panneau des psychologies coutumières. Ils se trompent. J'ai plaisir à m'endormir sur un livre ou une grille de mots
croisés. Ma conscience dessine des méandres plus ou moins profonds dans mon cerveau et des bribes de rêves la traversent comme des bois flottés. Là, c'est la terrasse du Voltigeur qui m'apparaît.
Elle est vide. Les chaises sont posées à l'envers sur les tables. Puis, soudain, je me retrouve dans l'appartement que nous occupions il y a dix ans. Je pousse la porte de la cuisine qui baigne
dans un noir douteux. L'évier a disparu. Le trou qu'il fait ressemble au trou dans une mâchoire après qu'on a arraché une dent.
30 août 2012
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10:47
La femme commande un café serré et un verre d'eau. Je ne sais toujours pas si elle est jolie mais sa voix me
plaît. Elle a des accents chantants qui indiquent un phrasé du sud. Je ferme les yeux. Je me dis qu'en fermant les yeux j'imaginerai plus facilement le corps qui accompagne cette voix. Au risque
de me tromper du tout au tout. Les belles voix montées sur des corps épouvantables sont pléthore. J'entends le serveur qui arrive. La femme aura peut-être un mouvement qui me permettra de voir
son visage. En fouillant par exemple dans son sac pour y trouver quelques pièces de monnaie. Ou en secouant la tête pour rejeter en arrière ses cheveux. Et je verrais alors ses oreilles. Un petit
début d'intimité. Le serveur s'éloigne déjà. Je n'ai rien vu. Peut-être n'ai-je pas rouvert les yeux au bon moment. Je reste longtemps avec cette inquiétude, tout en buvant ma troisième
bière.
Quatre heures sonnent au clocher d'une église voisine. La lumière se fait plus lourde sur les gens qui
passent. Tu viens de finir de t'habiller. Une casserole d'eau bout, que tu vas verser dans ton bol, et tu ajouteras un nuage de lait en poudre à ton café. Après deux gorgées avalées, le bol sera
oublié sur la table basse du salon jusqu'à ton retour. Tu as déjà les clés de la voiture dans la main. Un dernier coup d'oeil à ton attirail et tu es dehors. La lumière blesse tes yeux malades.
Le trottoir ondule. Le store de la pizzeria bat comme un drap. Je soupire sans m'en apercevoir. Le chemin qui mène à la joie est plein de trous et de bosses. Les bas-côtés manquent de stabilité,
peuvent à tout moment verser dans l'abîme. Je finis mon verre. Je me lève un peu gourd. Et je la vois enfin. Je lui sourit et elle me souris. Rien d'autre. Je rentre chez moi. C'est un bon
début.
Je me laisse bercer par le roulis du tram. Les trois bières que j'ai bues martèlent mes tempes et l'écho se
propage dans tout mon corps. Y réveille des mémoires enfouies. Toute ma vie inscrite en lui. Mais je préfère chasser les souvenirs. Ils pourraient me plonger dans une torpeur trop poisseuse et je
mettrais une heure à m'en remettre. Ce n'est pas que mes souvenirs soient plus tristes que ceux des autres, non. Ni plus tristes ni plus joyeux. La plupart des vies, au fond, se ressemblent.
Elles ont les mêmes découpes d'enfance, d'âge mûr et de vieillesse, les mêmes lignes croisées, les mêmes brisures. Bien sûr, chacune a aussi ses particularités. Mais, si on compare, mettons, dix
mille existences, on s'aperçoit que ces particularités ne s'éloignent guère du lot commun. Qui que l'on soit, rien jamais ne nous met en marge du grand troupeau.
29 août 2012
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14:54
Quand tu es tombée malade, j'ignorais que j'en prenais pour vingt ans. Je fais ce constat en buvant de la
bière à la terrasse du Voltigeur. Je suis triste mais pas amer. L'amertume, si elle dure trop longtemps, vire à l'aigre. C'est le premier signe d'un renoncement dont on ne se remet jamais. Je ne
renonce pas. Un joli brin de soleil caresse les flancs de mon verre, retrousse au coin des rues les jupes des femmes et mes yeux pétillent. Il pourrait tout aussi bien pleuvoir. L'averse
courberait les échines, chiffonnerait les parapluies mais ma volonté resterait intacte. A bientôt cinquante ans, j'ai décidé d'être joyeux. C'est un objectif plus raisonnable que le bonheur. Pas
besoin d'un souffle au long cours pour l'atteindre. Je peux continuer à boire de la bière. Je peux sans me sentir coupable allumer quelques cigarettes dans la journée. La joie se marie bien avec
la fumée.
Je ne sais pas comment tu réagiras lorsque je t'annoncerai ma décision. Je bois une deuxième bière pour
essayer de l'imaginer. Je regarde la mousse au ras du bock. J'écoute son grésil. La bière ou le marc de café, c'est pareil. Il y a des choses à voir dedans si on sait les voir. Elles ne disent
rien de l'avenir mais tout du présent. Mon présent, comme la mousse de la bière, est pris de mouvements incertains dont je peux saisir des images et les agencer à ma guise. Par exemple, au moment
même où j'essaie d'imaginer ta réaction à mon désir de joie, une femme d'une quarantaine d'années s'assoit à la table d'à côté. Elle pianote sur son téléphone en attendant la venue du serveur. Je
ne sais pas encore si elle est jolie car je ne l'ai pas vue arriver. Je sirote plus lentement ma boisson. Je fais un peu de bruit avec mon briquet en allumant une cigarette.
Le soleil baigne toujours la terrasse du Voltigeur. La rumeur de la ville s'en trouve comme anesthésiée. Il
est trois heures de l'après-midi. Tu viens juste de te lever. Toute la nuit tu as travaillé sur ton ordinateur et le sommeil n'a pas réparé ta fatigue. Tu titubes jusqu'à la salle de bain où tu
bois un filet d'eau. Tu bois souvent un filet d'eau quand tu te lèves. Tu dis que c'est ta façon de chasser le mauvais goût des rêves. Le miroir devant lequel tu t'attardes malgré toi te renvoie
une image pitoyable. Tes yeux sont gonflés. Deux rides de chaque côté de ton nez tombent comme des moustaches. Tu ne soupires pas. Tu ne pleures pas. Tu t'assois sur la lunette rabattue du wc et
tu regardes un morceau de plâtre qui se détache du mur. Tu te dis qu'il va tomber comme ta peau est en train de tomber.
14 août 2012
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12:26
Parfois, sans prévenir, les mots se font la malle. On les a sur le feu depuis quarante ans et pourtant.
Comment dire. Comment le dire. Comment lui dire. On a peur. On a les jambes qui flanchent. Lui dire. Lui dire qu'on aime son visage et sa voix. Lui dire que. Non. On a peur. Et le coeur flanche
aussi. Et la raison raisonne. Comment ? Toi, le faiseur de mots, tu te dérobes ? Allez ! allez ! Cours-y vite, à bride abattue ventre à terre et tombeau ouvert. Oui, mais. Quoi, mais ? Rien.
Envie d'écouter Léo Ferré en boucle à cent quarante à l'heure. C'est tout. Cheveux au vent forcément. Dans la danse de l'horizon qui pourrait tomber. Dans les murmures des herbes hautes le long
de l'autoroute. Dans. Je ne sais pas. Lui dire, oui. Quand. Comment. Sans penser que. Bien sûr on peut tout perdre. Elle ne veut pas. Elle s'en va. Tout est perdu. On reste abruti devant un verre
ou une ligne, n'importe laquelle, qu'on fixe. La raison ne raisonne plus. Une douleur fait des pointillés sur la peau. Le paysage chavire. On a tout perdu. Les mots sur le bout du coeur sont
toujours les plus dangereux. Allez ! dit la raison. Rentre chez toi et dors ce que tu peux dormir. Demain, le paysage aura repris son aplomb. Et d'autres mots viendront à ta rescousse. Pour
décomposer.
Dominique Boudou
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Carnets
7 août 2012
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Jane a toujours écrit. Ecrire comme marcher. Elle ne se souvient pas à quand ça remonte. La mémoire des
gestes lui fait défaut. Ses doigts vont tout seuls sur le clavier. Elle s'en effraie, parfois.
La vieille dame du dessus pousse son déambulateur sur le gerflex de la cuisine. Elle ouvre une boîte de
gâteaux secs. Grignote les quatre coins d'un petit beurre. Combien fait-il, aujourd'hui ? Ah ! Dix-huit degrés ! La vieille dame soupire. Une nouvelle journée commence. Manger un biscuit.
Regarder la température. Oui. Une longue journée. Et demain pareil.
Jane n'écrit pas sur la vieille dame. Elle relit les quelques feuillets qu'elle a déjà. Un homme et une femme
vont et viennent sur un pont dans la campagne. Ils ne disent rien. L'homme montre du doigt un point lointain du paysage. La femme hoche la tête, esquisse un mouvement de tendresse qu'elle retient
aussitôt.
Jane n'a aucune idée de ce que pourrait être ce point du paysage. Elle ne s'en émeut pas. Les mots
trouveront, eux, comme ils ont toujours trouvé.
Jane range les feuillets dans leur chemise en plastique jaune et allume son ordinateur. Une nouvelle journée
commence. C'est le moment de voir où en est l'enfant de dix ans sur la gravure du bureau. Il gravit un chemin entortillé autour d'une colline. Où en sera-t-il demain de son trajet ? Où en
serai-je moi ? écrivent les mots sur l'écran.
Dominique Boudou
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Carnets
5 août 2012
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Encore une visite émouvante, dans sa nouvelle maison, dans son nouvel atelier, près de champs moissonnés et
de vignes en promesses, à notre ami Claude Bellan. Tout ici est plus petit mais l'espace pourtant reste aussi grand. La présence de cinquante ans de peinture, le compagnonnage de Bonnard et de
Matisse, le long chemin sur le chemin de la couleur débordent toute surface. Claude garde en lui tant de gestes encore à poser sur la toile. Corps enchevêtrés, portraits diaboliques, voyeurs
tapis dans des embrasures. Puis l'artiste prend un livre, lit à haute voix des aphorismes de Obaldia, s'émerveille, rit. Les mots, comme les couleurs, on n'en a jamais fini. Leur mystère nous
tient debout même quand ils nous rongent et nous acculent à notre nudité première. Celle qui fait qu'on n'a pas grandi. Celle qui fait que la mort file toute penaude dans son trou. Avant de nous
surprendre.
Dominique Boudou
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