Il m'a fallu du temps pour réaliser que je venais de passer ma première nuit à Cordon jaune. J'ai regardé la chambre, le bout arrondi du lit, les draps. J'ai regardé la fenêtre aussi, qui ressemblait à toutes les fenêtres cadrées dans la lumière du matin. J'ai attendu qu'ils prennent du sens. Et que prenant du sens, ils m'aident à reconstituer les événements de la veille.
Théus était levée. J'ai mis son oreiller sur ma poitrine. Dehors, les bruits de la vie allaient leur train ordinaire. Une sourdine à peine piquetée de quelques éclats dont la provenance m'échappait.
Puis je me suis traîné jusqu'à la salle de bain. J'ai posé l'oreiller de Théus sur le bord de la baignoire et j'ai observé ma peau dans la glace. Je me suis dit que si je lui donnais la parole elle aurait probablement des choses à raconter. Existe-t-il un roman où le narrateur est une peau ?
J'ai ri. Je me suis douché en faisant attention à ne pas mouiller l'oreiller de Théus et je me suis habillé. Jacques Louvain a des habits tout neufs dans la penderie. Ils lui vont bien. Ils correspondent à ses goûts. Théus a vraiment tout prévu. Je ne sais pas comment elle a fait pour tout prévoir, avant même que nous soyons partis de Bordeaux. Il faudra que je lui en parle. Mais elle n'est pas à la maison.
Alors j'ai décidé d'aller me promener. J'ai laissé l'oreiller de Théus en équilibre sur le bord de la baignoire pour qu'elle se pose des questions à son retour. J'avais le coeur léger, trop léger peut-être. Qu'était-ce donc ? La beauté des fleurs dans les bacs sur les trottoirs ? La constance du soleil au-dessus de Cordon jaune ? Les gens, qui eux aussi se promenaient ?
Je ne sais pas. La légèreté appartient au corps de la ville. Le pourquoi du comment n'a aucun intérêt. J'ai traversé des chantiers, des zones piétonnières, des squares. J'ai vu des voitures en stationnement, des terrasses de café et de restaurant, des magasins de toutes sortes et, je m'en persuadais à chaque pas, ni le pourquoi ni le comment ne m'amèneraient à comprendre cette légèreté-là.
Et je suis arrivé devant la bibliothèque de Cordon jaune. Petite. Pas d'étage. Des ferrailles qui dépassent du toit annoncent peut-être qu'on en construira un. J'ai pensé aux quelques milliers de livres que Dominique Boudou avait lus. Je me suis souvenu de son combat perdu contre leur désordre. Le bibliothécaire de Cordon jaune connaît-il aussi les affres de la défaite ? Rêve-t-il encore d'inventer le classement idéal de ses ouvrages ?
J'ai enfin poussé la porte de la bibliothèque. Et toute ma peau s'est mise à rigoler.